Article - Les militaires en rue, emplâtre sur une jambe de bois ?

Posté le 31/05/2017 dans geen categorie, Non classé @fr.

Certains citoyens pensent que l’armée, en temps de paix, est oisive, et qu’il est positif de lui assigner une tâche « productive » dans la défense contre le terrorisme. Les militaires répliquent qu’il s’agit d’une fausse ‘bonne idée’. D’autres estiment qu’un déploiement prolongé de nos militaires dans une opération « Homeland » est peu efficace, et encore moins efficiente.  Plus fondamentalement, l’efficience d’un déploiement massif de force de l’ordre (en général) pose question, surtout si on compare le coût de cette mobilisation avec d’autres moyens de lutte contre le terrorisme comme la Sûreté de l’État. En outre, on constate que la confusion des rôles entre Police et Défense engendre des frustrations au sein du personnel. La responsabilité politique de leur mise en œuvre incombe au Ministre de la Sécurité et de l’Intérieur, M. , ainsi que, pour les aspects de mise en œuvre sur le terrain des militaires, au Ministre de la Défense M. .

 

Le déploiement de l’armée

La présence de soldats dans les rues est rare, en ce sens qu’elle s’écarte des normes habituelles dans notre société. Cette simple constatation ne constitue certes pas un argument suffisant pour remettre en question l’opération antiterroriste citadine des militaires.

Les 15 et 16 janvier 2015, la Police fédérale démantela une cellule terroriste à Verviers ; elle avait fait irruption aux dernières phases de planification d’attaques terroristes sur tout le territoire.

Compte tenu de la probabilité de nouvelles attaques, la menace terroriste fut prise très au sérieux par les responsables politiques. Le 17 janvier 2015, le gouvernement ordonna le déploiement immédiat de quelque 300 soldats afin de sécuriser les lieux sensibles face à la menace terroriste.

D’abord appelée Homeland, l’opération Vigilant Guardian (OVG), doit aujourd’hui encore protéger les lieux publics très fréquentés (gares, centres commerciaux, places…), les lieux de cultes, les transports (métros, trains, gares, aéroports…), les institutions gouvernementales (institutions européennes, ambassades, parlement…), les écoles, les universités, les hôpitaux, les ports, les centrales nucléaires, les frontières, etc.

Le déploiement sur le terrain de la Police ou de l’Armée est adapté en fonction du niveau de risque défini. C’est à partir du niveau 3 que la présence de la police est renforcée et que les militaires sont apparus dans les rues.

Après les attaques terroristes du 22 mars 2016 à Brussels Airport et dans la station de métro Maelbeek, le niveau de vigilance a encore été augmenté et des mesures additionnelles ont été prises. Le gouvernement a décidé de recourir à nouveau à la Défense pour contribuer à protéger des sites supplémentaires dont le niveau de menace avait été relevé par l’OCAM, à savoir plus particulièrement les aéroports, le port d’Anvers et les gares ferroviaires et du métro de Bruxelles.

Outre l’opération OVG, le gouvernement a décidé, à partir du 18 mars 2016 et pour une durée indéterminée, de recourir à la Défense afin de protéger les installations nucléaires contre des actions terroristes potentielles. L’opération Spring Guardian (OSG) consiste à y engager quelque 140 militaires en appui de la police. Ce dispositif de la Défense ne remplace pas, mais complète le dispositif de sécurité existant. Il produit aussi un effet dissuasif tout en étant en mesure d’intervenir dans le périmètre intérieur pour la protection d’un site.

Enfin, du 9 mai au 21 juin 2016, une situation dramatique, provoquée par la grève et les piquets de grève des gardiens, empêchant les prisonniers de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, se développa dans les prisons. Après que la police ait refusé d’intervenir encore, les militaires ont même été jusqu’à effectuer des interventions humanitaires dans les prisons, sur réquisition du gouvernement. Dans l’opération Central Guardian (OCG), jusqu’à 180 militaires furent détournés de leur mission OVG pour sécuriser les trois plus grandes prisons de Bruxelles.

 

Une opération de relations publiques

Dans OVG, et contrairement à ses missions coutumières, l’armée se caractérise en effet par un déploiement au contact direct avec la population, et a donc une visibilité accrue dans un environnement public. La Défense ne s’y est d’ailleurs pas trompée : la conduite des militaires en rue fait l’objet d’instructions précises sur leur attitude et leur tenue irréprochables. Les militaires d’OVG se profilent ainsi comme de véritables ambassadeurs des valeurs de la Défense, dans ce qui allait s’avérer une opération de relations publiques!

C’est ainsi que l’antimilitarisme atavique des Belges s’est d’ailleurs mué en une perception positive de la Défense par 81% de la population, qui ne s’y intéressait guère auparavant. En outre, 65% sont en faveur du maintien des soldats en rue.  Malheureusement, cette opinion favorable s’est forgée sur une logique biaisée …

Admettons la nécessité exceptionnelle, pendant une période limitée, d’une présence militaire en rue en cas de crise aiguë. La seule exception durable doit être la protection de surface de certaines installations critiques (distributeurs d’énergie, centrales nucléaires, pipelines, domaines industriels), qui correspondent plus à leur core business.

La Défense peut par contre combattre le terrorisme en participant à des opérations extérieures, où une coalition s’en prend aux bases d’entraînement, logistiques et au commandement des nébuleuses djihadistes (Daesh, Al Nostra, Al Qaïda, …), comme en Irak et en Syrie.

 

Les règles d’engagement et la motivation des militaires

Les militaires se sont en effet retrouvés dans des missions statiques, ou même en patrouille dans les rues, sans pouvoir pour autant assumer quelque initiative que ce soit, et ont fini par perdre leur motivation.

Leurs règles d’engagement ne leur permettent en effet aucune latitude. Chaque dispositif militaire se voit attribuer la protection d’un point sensible, conformément au déploiement demandé par la Police. Si les militaires ne sont pas accompagnés, ils doivent disposer d’un moyen de communication direct avec la Police. En effet, si un militaire est témoin d’un crime, par exemple un viol, une agression ou un vol, il doit immédiatement faire appel à la Police. La seule exception constitue les cas de légitime défense.

Les soldats doivent s’effacer dans certaines circonstances. Ils doivent, par exemple, accomplir leur mission depuis l’intérieur du bâtiment protégé si une manifestation passe en rue. Or, sur le plan tactique, la protection d’un bâtiment depuis l’intérieur n’est pas recommandée.

Au fil du temps, les militaires expriment leur frustration pour les raisons suivantes:

  • Leurs missions sont longues et fastidieuses ; les heures supplémentaires sont légion et impossibles à récupérer, de nombreuses permissions et congés sont supprimés.
  • Ils sont en service vingt-quatre heures par jour et ne rentrent pas chez eux après leur pause, devant loger dans des casernes.
  • Souvent, leur retour d’une mission externe est prolongé, après seulement quelques jours de repos, par un mois dans OVG.
  • Ils se sentent de moins en moins utiles.

La frustration exerce un impact négatif sur la vie de famille. On constate une recrudescence des problèmes de couple chez les militaires. La démotivation, voire la démoralisation des soldats rend plus difficile le recrutement des jeunes, malgré l’attrait financier de la mission.

 

Les contraintes opérationnelles des missions

En 2016, 12.000 militaires ont été déployés au moins une fois pour OVG. À la fin de l’année, les 1.828 soldats en rue provenaient d’un cadre de 3 à 4.000 militaires d’une Composante Terre fatiguée. À un moment donné, en octobre 2016, 2.000 militaires belges étaient déployés. À certains moments, même des instructeurs et des logisticiens ont été mobilisés.

Même si le gouvernement a décidé, le 29 octobre 2016, de réduire leur nombre progressivement à 1.250, tout en gardant 150 hommes en réserve, il est clair que les opérations externes ne sont de facto plus une priorité. OVG compromet la planification normale des manœuvres et de l’entraînement, donc du savoir-faire des militaires, indispensable à leur déploiement sur des théâtres d’opérations extérieurs. En effet, depuis les attentats, même si la Défense fait un maximum pour maintenir l’entraînement des unités devant partir en opération, plus de 80% des manœuvres et des entraînements ont été supprimés, y compris dans le cadre de l’OTAN ou de l’UE.

Compte tenu des techniques modernes de guerre, et des équipements de plus en plus sophistiqués, les militaires doivent acquérir des qualifications, qui ne s’improvisent pas. Eu égard à leur niveau de spécialisation, la Défense estime qu’ils ne constituent pas une solution efficiente (économiquement rentable) pour assurer de façon prolongée des tâches de patrouille ou de sentinelle.

Jusqu’à la fin de 2016, OVG a coûté quelque 68 millions d’euros, dont 82 % pour les frais de personnel et 18 % pour le fonctionnement.

 

Le futur Corps de Sécurité

Le manque de moyens pour riposter de façon adéquate aux différentes menaces sur le terrain se présentant à la fois à la Police et à la Défense, le gouvernement décida, en décembre 2015 déjà, de créer une DSP (Direction de Surveillance et Protection), avec un effectif de 1.660. Les modalités du recrutement de ces agents ne sont pas encore connues.

Ce Corps de Sécurité serait chargé des tâches suivantes : le transfert de détenus, la protection des sites nucléaires, de Brussels Airport, des Palais royaux, des infrastructures du SHAPE et de l’OTAN, des institutions nationales, des infrastructures critiques, de la sécurité des opérations de police, ainsi que des escortes de cérémonie et le renforcement de la police locale pour la surveillance des cours et tribunaux.

Initialement prévu pour être opérationnel à partir de janvier 2017, ce corps n’a pas encore vu le jour suite à des retards pour des raisons politiques et budgétaires, ainsi que pour les modalités de recrutement. La conséquence est que le gouvernement maintiendra les militaires en rue pendant toute la législature, à savoir jusqu’en 2019.

 

Réinventer la Gendarmerie ?

La Gendarmerie fut « démilitarisée » le 1er janvier 1992 et disparut finalement en 2001, après la création de la police intégrée. Elle assurait notamment le maillage antiterroriste et participait à la défense intérieure du territoire. Par conséquent, elle fournissait une capacité de protection adaptée aux défis de la lutte contre le terrorisme, par le biais de la formation de son personnel et de l’organisation de ses unités.

Elle constituait un atout supplétif dans la réalisation de l’ensemble des objectifs de la Sécurité. En effet, le rôle de la Police est d’effectuer des « micro »-interventions de sécurité : la sécurité interne (l’Ordre et la Sécurité publics) constitue fondamentalement une responsabilité de la Police. Le rôle de la Défense se situe à un « macro »-niveau. La Gendarmerie jouait un rôle médian, évoluant à un « méso »-niveau. Sa disparition fut une erreur.

En tout état de cause, même si l’on ne peut retourner à la Gendarmerie pour des raisons politiques essentiellement, il serait sans doute indiqué que ce Corps DSP reprenne la formation, l’entraînement et les missions de l’ancienne Gendarmerie.

 

Exemple allemand

Au plan politique, l’Allemagne constitue un exemple intéressant. Même si la Cour Constitutionnelle allemande l’autorise, depuis le 17 août 2012, « dans le cas d’une situation catastrophique exceptionnelle » et « comme derniers recours« , ce pays n’a jusqu’à présent, jamais encore déployé l’armée dans les rues. Malgré certaines pressions, le gouvernement allemand s’y est refusé, même lors des attentats à Munich le 22 juillet 2016 et sur un marché de noël le 19 décembre dernier.

 

Wally Struys, Professeur émérite à l’ERM, 1er juin 2017.

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