Article - La valeur économique d’une vie

Posté le 25/10/2017 dans geen categorie.

La vie est sacrée ; on ne peut en chiffrer la valeur. Si c’est vrai dans l’absolu, dans le monde économique on est obligé de composer. Nous interrogeons[1], à ce sujet, le Professeur Jacques Drèze, émérite de l’UCL, où il était chercheur au CORE. Il avance le chiffre de deux à quatre millions d’euros, et nous montre que l’exercice n’est pas simplement théorique. C’est même un « must » pour une gouvernance cohérente.

 

D’où vient l’idée de calculer la valeur de la vie humaine dans les décisions économiques ?

En 2002, un constructeur automobile américain constate un grave vice de fabrication sur un de ses modèles : le réservoir d’essence, mal placé et mal protégé, se rompt en cas de choc, causant explosion ou incendie susceptibles d’entraîner la mort des passagers. Le constructeur évalue les risques pour les véhicules en service à 180 décès probables. Il décide cependant de ne rien faire, en se basant sur une estimation de la valeur économique d’une vie humaine de 200.000 dollars. Le coût de modification des réservoirs sur les véhicules en service dépasserait la “valeur” des 180 vies sauvées!

 

Abominable cynisme me direz-vous. Et pourtant… Si l’on voulait protéger toutes les vies en danger, dans tous les domaines (route, incendie, catastrophes naturelles, terrorisme et autres violences, …), et “à tout prix”, nos dépenses de sécurité gonfleraient sans limite, au détriment de notre qualité de vie. Un juste équilibre doit être recherché, dans ce domaine comme en tant d’autres. Pour le trouver, il faut “penser correctement”, ensuite calculer correctement. Dans le cas du fabriquant précité, je pense qu’un calcul basé sur une valeur de 200.000 dollars n’est pas correct.

 

Le « plafonnement » de la valeur économique d’une vie ne heurte pas votre sens éthique ?

Je serais plutôt d’avis que c’est un devoir moral, car ce « plafonnement » permet globalement de sauver plus de vies.

 

Comment justifier cette nécessité de fixer un « prix » pour la vie ?

Le prix reflète la “disponibilité à payer” des acheteurs. Heureusement, les valeurs les plus fondamentales échappent au marchandage : l’amour, l’affection, la fraternité, la solidarité… Et cependant, notre disponibilité à payer intervient dans l’expression concrète de la solidarité. Qu’il s’agisse d’allocations sociales, d’aide au tiers-monde ou d’accueil de réfugiés politiques, les moyens budgétaires issus de nos taxes et impôts limitent les dépenses. Les niveaux de ces taxes et impôts traduisent une perception politique de la disponibilité des citoyens-électeurs à payer pour la solidarité.

 

“La valeur d’une vie humaine est strictement incommensurable à toute autre valeur et il est dénué de sens d’en tenter une estimation”. Ainsi s’exprimaient il y a quarante ans deux ingénieurs parisiens des Ponts et Chaussées[2], dans l’introduction d’un article consacré… à l’estimation du prix d’une vie humaine à prendre en compte dans les décisions de sécurité routière! Posons leur problème en termes concrets.

 

Placer des feux de signalisation à l’intersection de deux routes (par exemple la N4 et la N25) améliore la sécurité, moyennant une dépense de quelques 100.000 euro. Cela réduit, mais n’élimine pas, le risque d’accidents mortels. Aménager un rond-point giratoire supprime pratiquement les accidents mortels, mais se révèle trois à quatre fois plus coûteux : 0,4-million d’euros. On ne joue pas avec 400.000 € : cela permettrait de construire six logements sociaux, d’octroyer 70 bourses d’études ou allocations sociales, c’est-à-dire d’améliorer la qualité de vie de dizaines de personnes pendant plusieurs années. On ne joue pas non plus avec la vie humaine, dont la valeur est inestimable… mais on n’échappe pas à la nécessité de lui donner un prix pour décider où et quand la dépense liée à un rond-point giratoire se justifie !

 

N’y a-t-il pas une opposition entre la gouvernance de la société et la sensibilité des individus ?

L’approche, aujourd’hui admise par la plupart des économistes[3], applique à l’infrastructure routière les principes mêmes qui guident les décisions privées des usagers. Car nous sommes tous contraints à effectuer dans la vie courante des choix entre sécurité et gains de temps ou d’argent. Celui qui se rend de Louvain-la-Neuve à Namur par la route sait qu’il serait plus en sécurité dans le train ; mais les gains de temps et de confort l’emportent. Le même automobiliste sait que telle voiture plus coûteuse serait plus sûre ; mais il limite ses dépenses, soit par nécessité, soit pour ne pas renoncer à d’autres achats qui contribuent à la qualité de sa vie (un disque ou un bon vin, un stage de formation pour un enfant…). La conclusion s’impose : nous ne recherchons pas la “sécurité à tout prix” ; nous acceptons des compromis entre préservation de la vie et qualité de la vie ; ces deux objectifs sont bel et bien commensurables ; les compromis concrétisent notre disponibilité à payer pour la sécurité.

 

Mais il n’y tout de même aucun individu qui parle d’une valeur de sa vie ?

Celui qui serait prêt à payer 25 euro pour éviter un risque d’accident fatal (unique et non répétitif) de probabilité un cent-millième est réputé agir comme si la “valeur de sa vie” était de deux millions et demi d’euros. Cette prétendue mesure de la “valeur de la vie” ne doit pas être prise à la lettre. La donnée significative est le “prix” (25 €) attaché à la réduction de probabilité de décès de un cent-millième. La traduction en “valeur de la vie” s’est introduite pour rendre comparables des données issues de contextes ou d’études différents, mettant en cause des niveaux de probabilité différents.

 

Comment calcule-t-on cette fameuse valeur de la vie ?

Par des enquêtes, on analyse la disponibilité des gens à payer pour réduire le risque d’un accident mortel. On peut aussi observer les majorations de salaire liées à l’exercice de métiers à risque. Ces études ont été plus nombreuses aux États-Unis et en Angleterre. Les estimations qui en résultent sont naturellement variables, mais centrées sur des valeurs de deux à quatre millions d’euros. [4]

 

Après l’attaque terroriste du 11 Septembre 2001, les autorités américaines ont distribué des indemnités de 1.5 à 2 millions d’euros. Ces chiffres reflètent une valeur « ex post ». On voit que la valeur « ex ante » d’une vie d’adulte dépasse la notion d’indemnité, destinée à compenser les survivants. Le preneur de risque attribue (subjectivement) à sa propre vie une valeur supérieure.

 

Ces chiffres révèlent que l’on peut aménager une dizaine de ronds-points giratoires si cela donne l’espoir d’éviter un seul accident mortel. Une telle conclusion était loin de s’imposer a priori. Elle devrait rassurer ceux qui craignent que le calcul économique néglige les valeurs humaines. Elle illustre l’intérêt d’études économiques combinant une approche théorique correcte et des recherches empiriques systématiques.

 

Un intérêt majeur de ces études et de leur conclusion synthétique est de permettre la rationalisation des dépenses de sécurité dans différents domaines : transports (routiers ou aériens), incendie, médecine, criminalité… Rationaliser veut dire rendre maximal le nombre de vies que l’on sauve avec des moyens donnés. Le problème se pose également au niveau communal (voirie-incendie-police), et au niveau de la complémentarité entre niveaux de pouvoir (communal, régional, fédéral).

 

Nous avons donc la recette pour mener des politiques cohérentes entre les différentes mesures de sécurité ?

Oui – mais tout est loin d’être dit. En sécurité routière, on sauve des vies “statistiques”, celles de victimes dont l’identité est inconnue a priori ; on connaît seulement quelques caractéristiques générales de la population à laquelle elles appartiennent. Or la disponibilité à payer pour la sécurité varie d’une personne à l’autre : en raison de la psychologie mais aussi des ressources d’une personne soucieuse de sa propre sécurité, d’une part ; en raison du souci des collectivités de protéger différentes personnes, d’autre part. Abordons brièvement les deux aspects.

 

Il est naturel que la propension à payer pour la sécurité augmente avec le revenu: le sacrifice de qualité de vie requis pour consentir une même dépense de sécurité est moindre à haut revenu qu’à bas revenu ; les études empiriques le confirment clairement. En conséquence, les communes à population aisée dépensent davantage pour la sécurité que les communes à population moins favorisée ; de même, les compagnies aériennes traditionnelles attachent implicitement une valeur plus élevée à la vie de leurs passagers que les compagnies d’autobus.

 

Concernant le second aspect, il ressort des enquêtes que beaucoup de personnes seraient disposées à contribuer davantage pour sauver certaines vies plutôt que d’autres. Par exemple, sauver un jeune de 20 ans équivaudrait à sauver sept aînés de 60 ans[5]… De tels dilemmes se posent surtout dans le domaine de la santé, soit par exemple que l’on doive établir des priorités entre demandeurs d’organes, soit que l’on s’interroge sur l’accessibilité des personnes les plus âgées à des traitements très coûteux.

 

Le raisonnement qui conduit à rejeter le principe de “sécurité à tout prix” écarte de même l’option de “santé à tout prix” et justifie que la sécurité sociale se montre sélective dans la définition des soins qu’elle offre. L’analyse économique est invitée à jouer le même rôle dans ce domaine que dans celui de la sécurité.

 

Le plafonnement économique de la valeur de la vie humaine n’exprime-t-il pas un manque de respect pour la vie humaine ?

Nous sommes prêts à dépenser des sommes considérables (plusieurs millions d’euros) pour sauver une vie humaine. Dans le même temps, certains souhaitent voir la croissance démographique freinée. N’est-ce pas contradictoire? Ici encore, le bon sens et l’analyse économique convergent : les deux problèmes sont entièrement distincts.

 

La disponibilité d’une personne à payer pour la sécurité est quasiment indépendante de son désir d’avoir ou non des enfants[6].

 

Le respect de la vie est une valeur éthique importante. Elle n’est pas en cause ici. On peut refuser résolument de participer si peu que ce soit à causer la mort, tout en ayant une disposition à payer pour la sécurité limitée par le souci de préserver la qualité de la vie.

 

Bruxelles, 24 octobre 2017.

 

[1] Le Prof. J. Drèze emprunte largement des formulations de son article pour la revue Regards économiques, de l’IRES-UCL, de juin 2003.

[2] C. Abraham et J. Thédié, “Le prix d’une vie humaine dans les décisions économiques”, Revue française de recherche opérationelle, 1960, p.157-168.

[3] J.H. Drèze, “L’utilité sociale d’une vie humaine”, Revue française de recherche opérationnelle, 1962, p. 3-28.

[4] Cf. W. Kip Viscusi, “The Value of Risks to Life and Health”, Journal of Economic Literature, 1993, p. 1912-1946.

[5] Cf. M.L. Cropper, S.K. Aydede et P.R. Portney, “Preferences for Life Saving Programs: How the public Discounts Time and Age”, Journal of Risk and Uncertainty, 1994, p. 243-265.

[6] Cf. J.H. Drèze, “From the Value of Life to the Economics and Ethics of Population: the Path is Purely Methodological”, Recherches économiques de Louvain, 1992, p. 147-166.

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